Point d’étape…De la nature… au CAC Passerelle
Le 7 décembre dernier, Passerelle Centre d’art contemporain-Brest accueillait le projet De la nature pour un point d’étape. Cet évènement ouvert au public a permis aux artistes de présenter l’avancement de leurs travaux, mais également à toute l’équipe de partager les réflexions menées entre eux et les scientifiques attachés au projet.
Compte-rendu
14h00 Bonjour
Après un message de bienvenue de la part de Franck Lebaudy, co-créateur de l’association « Espace d’apparence », nous avons entamé le programme par la vidéo « Petite nature » du philosophe Yan Marchand.
14h45 Petite Nature
De Yan Marchand
Yan Marchand nous a emmené dans un tour d’horizon des différents concepts philosophiques ayant trait à la nature et à leur évolution dans le temps. Du mythe de Prométhée faisant des êtres humains des êtres vulnérables en proie à la nature cruelle, nous sommes passés à la une vision utilitaire de la nature. La nature est une ressource utile, un stock. Et l’humain devient alors une exception dans la nature, il la domine.
Aujourd’hui, la protection de l’environnement est devenue une préoccupation majeure. Le vulnérable n’est plus l’humain, mais la nature elle-même. Nous sommes passés d’un rapport de dominant/dominé à un rapport de sauveur/sauvé.
Mais en fin de compte, il faut garder à l’esprit que l’artificiel et le naturel sont intrinsèquement liés, comme le sont l’humain et la nature.
Visionner la vidéo « Petite nature »
14h45 Elle va monter jusqu’à quand … la mer !
De Marie-Michèle Lucas
Le travail d’investigation de Marie Michèle Lucas est influencé par de nombreuses inspirations ainsi que par ses multiples explorations menées autour de la rade de Brest.
Le premier point d’affleurement de la résidence artistique qu’elle a effectuée à l’atelier de la Pointe en août 2021 est la découverte des travaux du naturaliste et explorateur du XVIIIe siècle, Alexander Von Humboldt. Sa vision de la nature avait la particularité d’être globale et d’appréhender le monde sous forme de grands systèmes interdépendants (climat, végétation, présence humaine).
Les observations menées au cours de son voyage si déterminant en Amérique du Sud (1799 à 1804) englobent beaucoup de paramètres de la terre au ciel, en passant par les végétaux, les animaux et les humains. Il a ainsi pu proposé ce schéma magnifique nommé Géographie des plantes équinoxiales ou Tableau physique des Andes et Pays voisins. C’est cette base de composition (quelques courbes pyramidales centrales avec une ou deux horizontales et des annotations de chiffres et de mots sur les parties externes) que Marie-Michèle Lucas utilisera pour représenter les fonds de la rade de Brest.
Un élément chronologique teinte également les recherches de Marie Michèle Lucas. Si le jardin des explorateurs (où est situé l’atelier de la Pointe) parle du siècle des premiers explorateurs, le rocher de l’Impératrice à Plougastel, situé lui aussi sur une rive de la rade de Brest, est marqué de préhistoire. Un campement de chasseurs cueilleurs s’était ainsi établi sous le rocher à l’époque de l’Azilien ancien, il y a 14000 ans. On y a trouvé des plaquettes de schistes ornées. Et l’artiste s’interroge alors sur le paysage déployé sous les yeux des sapiens sapiens qui occupaient le site.
Cette question sera à nouveau posée lors du premier rendez-vous rade le 21 décembre au solstice d’hiver de 2021.
Ainsi peu à peu se construit le projet de dessins en feuilletés, un ensemble de feuilles de papier plus ou moins opaque assemblées par deux poutres maîtresses qui dira l’évolution du paysage au fond de rade au fur et à mesure de la montée des eaux et de l’arrivée de la mer. D’autres rendez-vous rade marqueront l’établissement des feuillets.
L’ensemble se nommera : Elle va monter jusqu’à quand … la mer !
15h15 Nature domestique
de Nesrine Mouelhi
Nesrine Mouelhi a décidé de dédier ses recherches aux anciennes pêcheries, appelées en breton gored. Par extension, le mot désigne tous les aménagements spécifiques permettant de faciliter la pêche.
L’artiste a mené un long travail d’observation de ces pêcheries qui l’a conduite à réfléchir sur le rapport de l’artiste à la nature : quelles sont les inquiétudes écologiques de l’artiste ? Quels sont les liens entre l’humain et la nature, ici la mer ?
Elle s’est ensuite concentrée sur les pêcheurs eux-mêmes. En reliant l’histoire des pêcheries historiques aux pêcheurs d’aujourd’hui, Nesrine Mouelhi souhaite remonter le temps de la pêche. Le projet prendra la forme d’une performance vidéo.
16h00 Jus extrait de ces dernières semaines
De Marianne Rousseau
Le projet de Marianne Rousseau a démarré avec des recherches sur la teinture végétale et des dispositifs bricolés empruntés à la science. À travers la manipulation de ces dispositifs, elle s’attache à mettre en lumière le cycle de « la nature » et une interconnexion entre ses éléments.
Lors de ce point d’étape, nous avons pu voir les essais de performance de Marianne Rousseau. Elle y évolue au sol en jouant sur la gestuelle des scientifiques lors des expériences qu’il.elle.s mènent au laboratoire et en intégrant les dispositifs et matériels qu’ils utilisent dans ce cadre. Comme le public a pu ensuite en faire la remarque, les déambulations au sol de l’artiste évoquent les mouvements des végétaux.
Marianne Rousseau a également lu des textes du philosophe américain Timothy Morton, dont les recherches inspirent son travail. Ses spéculations artistiques s’appuient en effet sur les notions de la pensée écologique et de maillage développées par le philosophe.
Le projet final réunira des dessins, une installation et la performance dansée « Maillage en jus de couleurs » qu’elle réalisera dans l’espace d’exposition et au vallon du Stang Alar.
Instagram.com/marianne__rousseau
16h30 Lecture d’extraits du texte Les Noues de Marielle Macé
Par Badïa Larouci
Notre curatrice Badïa Larouci a ensuite lu quelques extraits du texte Les Noues de Marielle Macé. Les Noues sont ces fossés naturels ou aménagés permettant de recueillir les eaux et de protéger les terres. Le texte parle du lien entre les noues, et les nous, ces collectifs d’humains qu’on ne peut résumer à une addition d’individualités.
16h45 Marcher sur l’eau blanche
De Marie-Claire Raoul
C’était ensuite au tour de Marie-Claire Raoul de faire état de ses travaux. Sa réflexion s’articule autour de la notion même de nature et la relation que les humains entretiennent avec celle-ci. Lors de son temps de résidence, elle a établi un dialogue avec le botaniste phytosociologue Loïc Delassus. Celui-ci constate que, bien souvent, on n’aime la nature que lorsqu’elle se plie à nos exigences de ressource, d’ordre ou d’esthétique. Ainsi, le jardin botanique du Conservatoire national de Brest a été créé de toute pièce par l’humain.
Une autre réflexion se perçoit dans son travail : le dessin est un outil d’investigation scientifique. Avant qu’il ne puisse prendre des photos, le scientifique dessinait les plantes qu’il découvrait. Ce temps du dessin, qui nécessitait l’observation fine du sujet, était en soi un moyen de connaissance.
Le projet de Marie Claire Raoul consistera en l’installation d’une structure en saule vivant sur la prairie de Palaren, à l’emplacement d’un étang aujourd’hui enfoui alimenté par la rivière du Dour gwenn. Dour gwenn signifie en breton « l’eau blanche ». Elle souhaite ainsi parler de la métamorphose de nos environnements culturels (la langue bretonne) et naturels (l’étang) mais aussi interroger l’action de l’humain sur la nature et la pertinence de la séparation culture/nature.
17h15 Cristallisation
D’Alix Lebaudy
Alix Lebaudy n’ayant pu être présente, c’est Badïa larouci qui a lu à l’auditoire le texte préparé par l’artiste :
« Ce qui m’intéresse dans ce projet c’est la transformation de la matière. Avec la création du caramel on assiste à la fusion de deux aliments individuellement liquide et solide. Ensemble ils traversent plusieurs états : liquide, solide, et entre les deux, un « état visqueux ». En va et vient, des formes se cristallisent puis disparaissent. Je voudrais mettre en lumière ce processus de transformation et les formes éphémères qu’il génère. «
« Je fais un parallèle avec la légende de la sirène. Démultiplié avec le temps, elle fut traduite, de mythes en religions diverses. Bien que diabolisée par le christianisme, la sirène était avant tout la rencontre entre l’humain (la terre et la culture) et l’élément eau. Donc un être hybride entre nature et culture, mi-séduisant, mi-effrayant, mi-contrôlable, mi-chaotique, un entre deux en perpétuelle mutation.
J’ai fait des premières expérimentations en caramel que j’ai documenté par la photographie. J’ai réalisé par la suite que pour suivre mon propos je choisirai plutôt comme forme finale une vidéo, et présenterai avec celle-ci des compositions éphémères en caramel.«
17h45 Quelles images montrent que nous sommes la nature ?
D’Élouan Cousin
La pratique d’Élouan Cousin met en jeux de nombreux procédés photographiques (prises de vue aériennes, surimpression, peinture numérique, etc.).
Il interroge la frontière entre l’humain et la nature, en utilisant le concept de paréidolie pour trouver de l’humain dans la nature, mais également en superposant des images de nature sur des visages humains et des paysages urbains. Élouan Cousin cherche à rapprocher l’humain et la nature, en les présentant sur le même support, au sein d’un même cadre, dans la même photographie, le propos sous-jacent étant que nous ne sommes pas dans la nature, mais nous sommes bien la nature.
18h15 Coring
De Marieke Rozé et Vincent Lorgeré
Marieke Rozé et Vincent Lorgeré ont clôturé les présentations des artistes.
Leur projet a démarré par l’exploration de l’esthétique de la cartographie sous-marine. Après une visite de l’impressionnante carothèque de l’IFREMER, ils ont décidé d’axer leur projet autour de ce thème.
L’idée est d’opérer le chemin inverse de celui des scientifiques en sédimentologie : créer une carotte sédimentaire de toute pièce, l’analyser à l’aide de l’imagerie médicale, et éventuellement, enfouir leur création.
Leur résidence est marquée par un échange significatif avec les géologues sédimentologistes marins Axel Ehrhold et Bernard Dennielou de l’IFREMER, ainsi qu’avec le physicien médical Mathieu Pavoine de l’hôpital Morvan.
Le duo a emprunté les formes de différents objets du laboratoire et de la méthodologie scientifique pour créer plusieurs sculptures. Les scientifiques eux-mêmes ont apprécié l’échange, qui, d’après Axel Ehrhold, leur a permis de prendre un certain recul sur leur métier. En effet, la méthode scientifique étant par nécessité rigide, cette rencontre leur a permis de « réenchanter » leur pratique professionnelle.
18h45 Extrait du Podcast La nature ça n’existe pas
De Philippe Descola (2017, Reporterre)
Nous avons ensuite écouté un extrait du podcast La nature, ça n’existe pas, de Philippe Descola, dont voici quelques citations :
La nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non-humains [...] La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois. […]
Comme ces hommes que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d’années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd’hui enfin leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramènent au centre des choses qui tombent.
« On parle de la désertion des campagnes, mais celle de la côte n’est pas moindre. Tous ceux qui le peuvent tentent de trouver de l’embauche à la ville, s’engagent (dans la Marine ou dans l’Armée de terre) ou s’efforcent d’entrer dans une administration ».
Ce qui s’est absenté, c’est exactement cela que nous cherchons à nommer. Ce n’est pas tant un résultat, un arbre ou une prairie, mais un processus : celui qui permet à ceci ou à cela de venir à la lumière, de croître et de s’épanouir.
Je parle de non-humain. Ce n’est pas non plus une définition parfaitement satisfaisante parce que c’est une définition anthropocentrique. [...] Mais je pense qu’il est préférable d’utiliser une expression comme celle-là, que de parler de nature, parce qu’avec le mot nature, on fait entrer dans un univers métaphysique tous les autres, et on les dépossède de l’originalité par laquelle ils constituent le mobilier qui peuple leur monde.
La nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non-humains [...] La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois. […]
Nous qui sommes sans passé, les femmes, Nous qui n’avons pas d’histoire, Depuis la nuit des temps, les femmes, Nous sommes le continent noir.
“Des îlots de lumière tombent entre les branches et flottent sur l'herbe”
S’il n’y a point d’espace d’apparence, si l’on ne peut se fier à la parole et à l’action comme mode d’être ensemble, on ne peut fonder avec certitude ni la réalité du moi, de l’identité personnelle, ni la réalité du monde environnant.
“Nous qui sommes sans passé, les femmes, Nous qui n’avons pas d’histoire, Depuis la nuit des temps, les femmes, Nous sommes le continent noir.”
Pour écouter dans sa totalité le podcast La nature, ça n’existe pas suivez le lien →
19h00 Discussion
Animée par Badïa Larouci
En présence des artistes et de Loïc Delassus (botaniste et phytosociologue), Bernard Denniélou et Axel Eherhold ( géologues sédimentogistes à l’Ifremer), Florent Miane (historien en art contemporain).
S’en est suivie une discussion autour de notre propre définition du terme nature. En effet, peut-on relier les termes vivant et nature ? Ou bien peut-on affirmer que la nature est une construction sociale, au même titre que le genre ? Quid du chien ? Il est en effet un produit de la domestication effectuée par l’humain. Peut-on encore aujourd’hui trouver des lieux non touchés par l’humain ?
Il est également question de l’inspiration des artistes. Pourquoi en effet avoir recours aux scientifiques plutôt qu’à ses propres sens, est-ce là une béquille ? En réalité pour les artistes, tout est sujet à inspiration.
Loïc Delassus, botaniste phytosociologue, intervenant actif dans le projet, explique qu’il s’agit là d’une nouvelle chaîne de communication, de production, d’imaginaire. Les scientifiques ont en réalité toujours fait appel aux artistes pour représenter la nature (dessiner une plante, représenter un trou noir), alors pourquoi les artistes ne feraient-ils pas appel aux scientifiques ? Il est intéressant de s’interroger les uns les autres pour avancer.
En effet, l’art et la science sont tous deux des questionnements sur l’humain. La frontière entre art et science est aussi symptomatique de notre époque.
Comment alors nous réapproprier le lien avec le non-humain, alors que nous avons grandi dans une société faisant une séparation nette entre les deux ? C’est peut-être là l’un des rôles de l’artiste : reconnecter l’humain à la nature.
Sur ces paroles s’est conclu ce point d’étape riche en réflexions et en dialogues rendant compte de la complexité des relations entre nature et culture, art et science !